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Karl Heinrich Marx le sociologue
Carl Gustav Jung l’alchimiste
Karl Polanyi l’antropologue
Les maîtres de la subversion
La Conception de Marx
Marx pense son œuvre à l’aune de la science : Le Capital se veut un traité scientifique. Les marxistes, à sa suite, considèrent son socialisme comme un socialisme dont la nature scientifique lui permet de se distinguer de tous les autres socialismes. L’expression « socialisme scientifique » n’apparaît cependant que très peu sous la plume de Marx lui-même, qui préfère parler de « [sa] conception », sans lui donner une étiquette précise.
Mais quand Marx parle de socialisme scientifique, ce n’est pas pour définir sa doctrine propre, mais pour dénoncer les prétentions de ses adversaires politique.
Le premier auteur à utiliser l’expression « socialisme scientifique » – ainsi que celle de « socialisme utopique » – n’est cependant pas Marx, mais un adversaire politique de ce dernier, Pierre-Joseph Proudhon, qui forge le terme en 1840 dans Qu’est-ce que la propriété ?, où il écrit : « de même que le droit de la force et le droit de la ruse se restreignent devant la détermination de plus en plus large de la justice, et doivent finir par s’éteindre dans l’égalité ; de même la souveraineté de la volonté cède devant la souveraineté de la raison, et finira par s’anéantir dans un socialisme scientifique ». Pour Proudhon, le socialisme scientifique se fonde sur « une science de la société méthodiquement découverte et rigoureusement appliquée ».
La vision marxiste se base sur une conception matérialiste de l’Histoire humaine : le matérialisme historique, grille d’analyse de Marx et Engels, donne à l’économie un rôle primordial dans l’évolution historique. Dans cette optique, c’est le mode de production de la vie matérielle qui détermine le processus social, politique et intellectuel de la vie. Le déroulement de l’Histoire est donc commandé par l’évolution des conditions de production, elles-mêmes commandées par le progrès scientifique et technique. Le matérialisme dont est empreint l’analyse marxiste est également de nature dialectique, en ce que chaque mouvement donne naissance à sa contradiction, avant un passage à l’échelon supérieur, par la négation de la négation : l’évolution de la société est donc commandée par la contradiction entre les possibilités de production, déterminées par le niveau technologique et scientifique, et les rapports de production, soit les rapports de propriété et de distribution des revenus. Dans cette optique, le moteur du déroulement de l’Histoire est la lutte des classes, déterminée par la division du travail qui découle de l’appropriation privée des moyens de production dans un système capitaliste : le prolétariat est ainsi exploité, non seulement économiquement, mais politiquement, par la bourgeoisie, qui détient les rênes de l’État. Dans la vision marxiste, le dépassement du capitalisme pour atteindre le socialisme passe par une révolution, phénomène dialectique né de la conscience de l’inadéquation entre les forces de production et les rapports de production.
Le socialisme scientifique se veut donc à la fois réaliste, révolutionnaire, et partisan de l’action politique sous toutes ses formes : enfin, il s’appuie sur le mouvement des forces historiques, et non uniquement sur la volonté des hommes. Le socialisme scientifique se caractérise donc par une vision déterministe de l’Histoire : si les initiatives personnelles et collectives sont nécessaires, elles sont subordonnées aux conditions préalables de l’évolution. Dans son optique, l’histoire est considérée comme l’objet d’une science exacte, soumise à des lois de transformation issues de la nécessité pour les humains de produire la vie par le travail et l’échange.
Les origines du capitalisme selon Marx
Le capitalisme nécessite la libération du travail. Qu’est-ce qu’un travailleur « libre » selon Marx ? C’est un travailleur disponible pour être utilisé comme moyen de production, à la différence des sociétés paysannes, où les individus étaient la propriété du seigneur, et donc indisponible pour des activités industrielles. Une personne « non libre » dans le sens de Marx sera par exemple une femme au foyer, ou une personne âgée retraitée et étant empêchée de travailler, ou encore un mineur que des lois protègent. Les institutions (par exemple les États, par les lois) peuvent jouer un rôle empêchant ou diminuant cette « libération ». Les coutumes et les religions aussi (refus du travail des femmes, par exemple).
Une autre condition pour que le système capitaliste existe, c’est que les moyens de la production soient également « libérés », c’est-à-dire disponible pour les capitalistes. Il ne faut pas qu’ils soient détenus de façon constante par des personnes. Les personnes ne doivent pas être intimement liées à ces moyens de production, comme pouvaient l’être les serfs vis-à-vis de la terre du seigneur au Moyen Âge, ou les esclaves dans l’Antiquité ou dans les empires coloniaux. Un esclave est directement un objet pour la production. Dans le même ordre d’idée, pour être qualifié de prolétaire il ne faut pas que le travailleur possède ses instruments de travail (sinon, il pourrait subvenir lui-même à ses besoins).
Lorsque ces conditions sont réunies, les hommes sont disponibles, le travail peut alors être acheté sous la forme du salariat.
L’argent, dans la société capitaliste, est le seul signe de puissance, et le seul besoin. Les hommes luttent pour l’argent. Il est l’objet de toutes les convoitises. Or l’argent est une pure abstraction. L’argent coupe de la réalité du monde, et en même temps devient l’unique vecteur pour pouvoir agir sur lui. La société de l’argent est une aliénation surtout pour ceux à qui il est pris, mais aussi pour ceux qui le prennent.
L’aliénation morale est l’aliénation par l’État et la religion. L’État entretient le mythe des « citoyens » égaux (alors que les inégalités demeurent), et la religion crée une morale artificielle qui sert les intérêts de certains êtres humains (en général : de sexe masculin, riches, âgés, etc.)
Pour sortir de ce système, Marx préconise la destruction des objets de l’aliénation, c’est-à-dire la destruction de l’État, de la religion, de l’argent, de la marchandisation du travail.
Cette destruction est en partie idéologique : aucune violence n’est à craindre. Il suffit d’une prise de conscience. Un jour, les hommes peuvent décider d’arrêter de croire à l’État, ils peuvent décider de ne plus croire à la religion, ils peuvent décider que la monnaie n’a plus de valeur et refuser de s’en servir comme moyen d’échange, et ils peuvent décider d’arrêter de travailler en tant que marchandise. Cela ne signifie pas l’arrêt du travail, bien sûr, mais l’arrêt de l’idée qu’il faut le faire contre un salaire. À cette prise de conscience doit s’associer un changement radical des institutions et structures de la société, pour dépasser le stade capitaliste et créer le communisme.
« À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »
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En 1864, il rédige l’Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs, qui se fonde alors. Cette adresse devient l’âme de cette « Première Internationale ». Tout l’effort de Marx dans la rédaction de cette inauguration tend à unifier le mouvement ouvrier qui connaît toutes sortes de formes de regroupements se réclamant du socialisme sur des bases diverses et contradictoires (Mazzini en Italie, Proudhon en France, plus tard Michel Bakounine en Suisse, syndicalisme britannique, lassalliens en Allemagne, etc.). C’est pour introduire le congrès de Genève de l’AIT que Marx rédige ce qui deviendra plus tard son livre Salaire, prix et profits.
La Commune de Paris est écrasée en 1871. Marx rédige un texte qui est adopté par l’Internationale : La Guerre civile en France. Karl Marx tire la conclusion que le prolétariat ne peut pas se contenter de s’emparer de la machine d’État pour la faire fonctionner à son profit : il devra la détruire de fond en comble. Marx salue la nouvelle démocratie apparue avec la Commune : le principe de l’éligibilité et la révocabilité des responsables à tous les niveaux de la société (exécutif, législatif, judiciaire). Ce texte fait grand bruit, et le nom de l’auteur est alors révélé : Karl Marx acquiert pour la première fois une certaine renommée, y compris au sein du mouvement ouvrier.
Des divergences importantes apparaissent au sein de l’Internationale. En 1872, deux bakouniniens sont exclus, du fait de leur constitution en fraction secrète mais aussi à cause de la dégradation des rapports entre Marx et Bakounine. Une scission affecte alors l’AIT. S’y ajoutant la quasi-disparition du mouvement ouvrier en France du fait de la violente répression de la Commune, l’AIT cesse pratiquement d’exister en Europe (une partie importante des militants de l’Internationale ont préféré suivre les principes fédéralistes prônés notamment par Bakounine). Le Conseil général de l’AIT de Londres est transféré à New York, et une internationale ouvrière fédéraliste se constitue la même année.
La rupture avec le déterminisme contenu dans l’idée de lutte des classes s’effectue par l’Ecole de Francfort qui développe la théorie critique, elle essaie de confronter la réflexion philosophique, historique et sociologique classique avec les enseignements du marxisme et de la psychanalyse. Critiquant à la fois le positivisme et le marxisme dogmatique des pays de l’Est, ce courant de pensée développe une nouvelle conception révolutionnaire du monde.
La technicisation du monde ne peut qu’engendrer l’asservissement de l’homme. Satisfaire ses besoins, c’est accepter sa dépendance vis-à-vis d’une économie qui doit produire outils et machines et dominer la nature. On continue alors à se poser comme sujet séparé du monde et, dans une appropriation du monde dominé par la rareté, comme homme s’opposant aux autres hommes. Se libérer de la société d’abondance ne signifie pas retourner à une saine pauvreté, à la simplicité. Mais si on cessait le gaspillage qui est profitable à quelques uns, la richesse redistribuée augmenterait et par là même, se dissiperaient les répressions qui, sous prétexte d’administrer les biens de la communauté, préservent les privilèges d’une infime minorité. La société technologique est avant tout guerrière. Machines et mécanisation sont des moyens de répression économique et politique : dominer le travailleur, créer l’insécurité par le chantage au licenciement etc.
Ainsi, à la pensée positive (et en particulier au positivisme) qui conduit nécessairement à un renforcement du pouvoir (la science vise à accepter le monde tel qu’il est), il faut opposer une pensée négative jetant les bases d’une libération existentielle et d’une société où les besoins générés par la civilisation industrielle sont abolis. La société industrielle crée des faux besoins car il s’agit avant tout, non pas tant de produire des biens, mais de les écouler. Remettre en cause les besoins, c’est se dégager du « règne de la nécessité » dont parlait Marx pour entrer dans celui de la liberté. Il faut donc d’abord modifier les besoins avant toute considération sur le développement des forces productives et même comme un préalable à la structuration d’une société non capitaliste. Ce n’est pas bien sûr qu’il faudrait changer les mentalités avant les structures (ou les structures avant les mentalités) mais c’est plutôt dire que ces deux changements sont en interaction, que les deux démarches doivent être unies. Il faut une révolution qui prenne l’homme dans sa totalité, y compris dans ses rapports avec la nature. La libération est aussi réconciliation de soi avec soi. Elle a rapport à la sexualité, au corps, aux loisirs. La liberté est droit à la jouissance et c’est justement parce que le capitalisme s’oppose à ce droit qu’il est condamnable. Plutôt que de satisfaire ses besoins, la révolution vise à les transformer. Il faut trouver en Eros (principe de plaisir), une force de plaisir capable de l’emporter sur le principe de réalité, Thanatos, loi de l’ordre établi relatif à la pulsion de mort.
La notion de Carl Gustave Yung
C’est celui qui a découvert l’inconscient aux côtés de Sigmun Freud C’est l’homme qui a dressé la première cartographie de notre monde intérieur, à l’image des premiers géographes C’est celui qui a éclairé les grands événements de notre histoire en les reliant à notre monde d’aujourd’hui C’est celui qui a donné à l’homme les clefs pour que celui-ci retrouve le sens de sa vie.
« L’inconscient est un processus et les rapports du moi à l’égard de l’inconscient et de ses contenus déclenchent une évolution, voire une métamorphose véritable de la psyché. Dans les cas individuels on peut suivre ce processus à travers les rêves et les phantasmes. Dans le monde collectif, ce processus s’est trouvé inscrit dans les différents systèmes religieux et dans les métamorphoses de leurs symboles. C’est à travers l’étude des évolutions individuelles et collectives et à travers la compréhension de la symbolique alchimique que je parvins à la notion clé de toute ma psychologie, à la notion du processus d’individuation »
L’inconscient collectif et la contribution de Honneger
Sous l’autorité de Jung depuis son entrée au Burghözli en 1909, un jeune psychiatre en formation, Johann Jakob Honneger (1885–1911), se passionne pour la psychanalyse. Jung lui donne alors à étudier le cas d’Emil Schwyzer, pensionnaire de la clinique zurichoise depuis 1901. Un délire de ce patient intéresse particulièrement Jung : Schwyzer y voit le soleil comme un astre sexué, possédant un phallus dont le mouvement érotique produit le vent. Très vite, Honneger et Jung y reconnaissent l’expression de mythes inconnus du patient, comme celui lié à la liturgie de Mithra.
Un rêve de Jung l’oriente alors vers le concept d’archétype, qu’il développe formellement à partir de 1911, dans l’ouvrage fondateur de la psychologie analytique, Métamorphoses et symboles de la libido qui traite des images mythologiques dans les rêves et les hallucinations. Jung demande à Honneger de recueillir le maximum de renseignements cliniques de ce patient, dont l’observation est ensuite utilisée par le jeune assistant pour rédiger sa thèse de psychiatrie. Entrevoyant l’importance de ses découvertes, Jung impose à Honneger un rythme de travail extrême, à tel point que l’étudiant sera plus tard considéré par certains critiques de Jung comme le véritable découvreur du concept d’inconscient collectif : l’appropriation des travaux d’Honneger par Jung est par exemple un thème central dans la rhétorique de Richard Noll, son principal détracteur21. Cependant, la théorie culturelle de Jung a précédé les conclusions d’Honneger puisqu’elle est déjà formulée dans une lettre adressée à Freud, dans laquelle Jung résume sa position en ces termes : « Nous ne résoudrons pas le fond de la névrose et de la psychose sans la mythologie et l’histoire des civilisations »
Le premier ouvrage intitulé « Métamorphoses et symboles de la libido » paru en 1912. »Métamorphose de l’âme et ses symboles » est un remaniement important de la première version et eut lieu vers 1950.
L’idée fondamentale sur laquelle repose toute l’œuvre est celle d’inconscient. Non pas des forces inertes et passives, mais des forces vives et agissantes qui nous font ce que nous sommes, sans que nous puissions connaître directement et clairement leur existence. Elles plongent dans l’obscurité de notre être. Elles touchent son fond biologique… Une chose est certaine: elles sont là, ces forces obscures, teintant à tout moment notre comportement, nos réactions, nos idées, parfois accaparant notre être et l’aliénant au monde normal.
Le conscient ne serait qu’une émergence de ces forces, une clarté partielle dont nous prenons conscience, point lumineux au-dessus d’un océan dont on ne perçoit ni la profondeur ni l’étendue, quoique nous sachions qu’elles existent.
Rappelons que dans la conception freudienne, l’inconscient semble être surtout une puissance malfaisante en nous, née du refoulement des tendances insatisfaites qui continuent à mener malgré nous une activité perturbatrice ; ces manifestations sont surtout morbides et troublent le plus souvent +/- profondément le cours normal de la vie.
Pour Jung, sans méconnaître ce qu’il peut y avoir de morbide, il considère l’inconscient présent chez tout être humain ; et il peut être malfaisant aussi bien que bienfaisant. Toute vie psychique se compose nécessairement d’un conscient et d’un inconscient se compensant l’un l’autre. Cet ensemble constitue la totalité psychique dont nul élément ne peut disparaître sans dommage pour l’individu : la perte de la conscience est aliénation, la perte de l’inconscient est appauvrissement et désordre.
Chacun de nous possède un inconscient individuel et « au-dessous » de cet inconscient individuel se trouvent des couches profondes et plus difficilement accessibles : ce sont les couches de l’inconscient archaïque. Sa particularité est qu’il n’est pas la propriété du seul individu ; ses traits sont ceux de l’espèce et se retrouvent chez tous les représentants de la race humaine.
Appelé archaïque, à cause du caractère primitif de ces manifestations, il est aussi appelé collectif pour bien marquer qu’il n’est pas la propriété d’un individu mais celle d’une collectivité.
Tel le corps, la psyché, en dépit de tout ce qui peut l’individualiser, de faire chacune quelque chose d’unique et de jamais vu, conserve des traits d’appartenance à l’espèce, par lesquelles elle rapproche jusqu’à les confondre les représentants de cette même espèce.
La différenciation tient uniquement au moyen d’expression. Les réactions aux éternels problèmes humains, une fois dépouillé des nuances personnelles par lesquelles elles s’expriment, se révèlent étonnamment semblables. Le langage diffère; l’objet reste le même.
La pensée de l’homme d’aujourd’hui répète et continue celle de jadis… la raison est une méthode de réflexion et non une transformation de la nature; elle découvre l’enchaînement des phénomènes: elle ne le fait.
Nous portons inscrites en nous les traces héritées des réactions ancestrales. Si nous créons ou croyons créer au cours des âge de nouveaux modes de penser, cela ne veut pas dire que les anciens modes disparaissent; nous les submergeons seulement..
De la pensée purement émotive, l’humanité est passée à la pensée rationnelle … Les formes primitives n’ont pas disparu pour cela et nous ne sommes pas uniquement des êtres de raison. Ces formes anciennes sont maintenues parce qu’inscrites dans notre nature. Elles vivent en nous, se manifestent souvent à notre insu parce que nous ne sommes habitués à connaître de nous-mêmes que la conscience.
Sous-jacentes à toute psyché qu’elles sous-tendent à l’insu de l’individu qui en est porteur, elles apparaissent au cours du traitement d’une individualité. Tôt ou tard et d’une manière quelconque elles prendront place dans la vie comme elles l’ont fait au cours du développement historique de l’humanité.
On a souvent prétendu que tout homme qui réfléchit sur le monde, sur l’humanité et sur lui-même fait de la philosophie. Jung écrit dans « Guérison psychologique »… « que nous sommes au fond, ou devrions être des philosophes… »; ainsi que » La dominante suprême de la psyché est toujours de nature philosophico-religieuse. »
L’année 1913 marque pour Jung un retour sur lui-même : la rupture avec Freud le confronte personnellement à une désorientation totale, à « l’impression de faire un terrible saut dans l’inconnu ». À cette époque, Jung dit faire face à l’inconscient, et c’est à ce moment qu’il prend « conscience de [s]on Soi/la totalité de [lui]-même, au travers de [s]on travail », confrontation qui ne s’achève qu’en 1919« Tout se passa à travers des visions et des rêves qu’il était incapable de comprendre ». L’interprétation de certains rêves lui donne l’idée, pour ne pas perdre sa raison, de revivre ses expériences de petit garçon afin d’en retrouver les émotions.
Ses expériences de régression sont compilées dans Le Livre noir, intitulé peu après Le Livre rouge, qu’il garde à sa discrétion seule et qui n’est publié qu’en 2009. Sa façon de diriger la cure analytique s’en ressent ; il cherche alors chez ses patients les éléments de leurs « mythes personnels » et donne là les premiers signes d’une future théorie cohérente et distincte de celle de Freud et qu’il appelle à cette époque alternativement « psychologie analytique » ou « psychologie prospective ». Durant cette période de retour sur lui, Jung continue néanmoins de travailler à la rédaction de Types psychologiques (que de nombreux spécialistes considèrent comme sa plus importante contribution au mouvement psychanalytique). Puis il démissionne de son poste aux Jahrbuch, s’accordant ainsi du temps supplémentaire à sa recherche intérieure. Celle-ci passe par une méthode inventée par Jung, qui consiste à se laisser aller aux fantasmes et visions diurnes, ce qu’il nomme l’« imagination active » et qu’il désigne d’abord comme « fonction transcendante ». Ces dernières sont également consignées dans Le Livre rouge, qui marque aussi le début de son intérêt pour le gnosticisme. Il y narre notamment la confrontation avec trois personnages imaginaires représentant des complexes inconscients projetés : Salomé, une femme, et Elie puis Philémon. Des recherches avec Toni Wolff naissent les concepts d’« anima », d’« animus » et de « persona » également.
Carl Gustav Jung nous a apporté aujourd’hui, au travers l’individuation, les clefs pour aborder le projet d’une société marxiste-freudienne pratiquant la« sublimation non répressive » des pulsions qu’Herbert Marcuse appelait de ses voeux.
Persona: dans sa psychologie analytique, Carl Gustav Jung a repris ce mot pour désigner la part de la personnalité qui organise le rapport de l’individu à la société, la façon dont chacun doit plus ou moins se couler dans un personnage socialement prédéfini afin de tenir son rôle social. Le moi peut facilement s’identifier à la persona, conduisant l’individu à se prendre pour celui qu’il est aux yeux des autres et à ne plus savoir qui il est réellement. Dans ce cas, la persona de Jung est proche du concept de faux self de Donald W. Winnicott. Il faut donc comprendre la persona comme un « masque social », une image, créée par le moi, qui peut finir par usurper l’identité réelle de l’individu. Alfred de Musset a quelque peu exploré ceci dans Lorenzaccio.
La Vision de Karl Polanyi
La rupture idéologique réalisée par la consécration unilatérale de l’économie de marché provoquée par les économistes libéraux consiste en une forme de « dérégulation (qui) demeure utopique car la Société réagit en protégeant ses membres, ce qui entre en contradiction avec les exigences du marché autorégulé en opérant des “ ré-encastrements *” volontaristes .» Ce qui va se traduire concrètement par« soit la montée des protections sociales et inter-étatiques (protectionnisme), à l’instar de ce qui a été observé avec le “New Deal” aux États-Unis.»
« soit la volonté d’application au monde réel de l’idéal de désencastrement social de l’économie ayant un coût social trop important, un scénario où cette utopie ouvre la voie à une violence économique et politique extrême, comme l’a illustré la crise des années 1930, qui en Europe a laissé place au nazisme, au fascisme et au stalinisme; elle apparait alors pour ce qu’elle est : une utopie dangereuse.»
Sa vision suit celle d’Adorno sur ce sujet.
Face à cette utopie qui conduit à des impasses, Karl Polanyi s’efforce de « dégager les conditions de possibilité d’un socialisme non bureaucratique, associationniste*, qui n’abolisse pas le marché, mais le ré-encastre dans le rapport social et les régulations démocratiques.»
Son livre majeur « La Grande Transformation* » souligne l’absence de naturalité et d’universalité de concepts comme l’« Homo œconomicus » ou « le marché » souvent présentés à ses yeux comme évidents ou ayant valeur ou signification uniques et/ou intemporelles. Vision erronée et utopique qui résulte selon lui du « désencastrement » de l’économie (opéré et réussi par le libéralisme) et de son autonomisation en dehors de toute Société globale.
« Les formes d’intégration ne représentent pas des “stades” de développement. Aucune succession dans le temps n’est sous-entendue. Plusieurs formes secondaires peuvent être présentes en même temps que la forme dominante, qui peut elle-même réapparaître après une éclipse temporaire. » (POLANYI et al., [1957], 1975, p. 249)
Pour résumer, selon Karl POLANYI, la différence entre réciprocité et marché est basée sur deux éléments fondamentaux. D’une part, la réciprocité ne se réduit pas à une dualité de partenaires d’échange. La réciprocité s’inscrit dans une totalité pensée comme telle ; en cela, l’économie dite sociale et solidaire participe de la réciprocité ; elle s’appuie sur un principe permettant de la distinguer des autres modes de production, de circulation et de financement soumis aux logiques de la redistribution, du marché ou des contraintes domestiques. D’autre part, une différence essentielle du modèle commutatif du marché avec les autres principes de fonctionnement, que sont l’autarcie domestique (autarcy), la symétrie (symmetry) ou réciprocité (reciprocity), et la centricité (centricity), est que ces derniers ne sont pas autonomisés dans une institution ayant pour objet essentiel cette fonction (POLANYI, [1944], 1957, p. 56). Les institutions ont alors des fonctions religieuses, politiques, militaires, etc., sans lien direct avec la production, l’échange et le financement. Le social, la culture et la spiritualité n’y sont pas absorbés en réduisant leur fonctionnement aux seules contraintes économiques de la production, de la circulation et du financement.
« En tant que forme d’intégration, la réciprocité gagne beaucoup en efficacité du fait qu’elle peut utiliser la redistribution ainsi que l’échange comme méthodes subordonnées. On peut parvenir à la réciprocité en partageant le poids du travail selon des règles précises de redistribution, par exemple lors de l’accomplissement des tâches « à tour de rôle ». De même, la réciprocité s’obtient parfois par l’échange selon des équivalences fixées afin d’avantager le partenaire qui vient à manquer d’une espèce de produits indispensables – institution fondamentale dans les anciennes sociétés d’Orient. En fait, dans les économies non marchandes, ces deux formes d’intégration – réciprocité et redistribution – se pratiquent généralement ensemble. » (POLANYI et al., [1957], 1975, p. 247).
On a là une belle leçon pour une redécouverte du principe de réciprocité au fondement de la solidarité (GUÉRIN, 2003 ; VALLAT, 1999) pour comprendre les modes d’hybridation des ressources. La solidarité fondée sur un principe de réciprocité se distingue de la protection caractéristique de systèmes fondés sur la redistribution. Ceci rappelle aussi que la réciprocité, au fondement de la solidarité, ne peut être confondue ni avec la simple générosité, ni avec un calcul mathématique d’équivalences (POLANYI et al., [1957], 1975, p. 100). Selon le principe de réciprocité, chacun s’acquitte selon ses capacités : « Lorsque la réciprocité est la forme d’intégration, les équivalences déterminent la quantité qui est “appropriée” par rapport à la partie qui occupe une place symétrique. » (POLANYI et al., [1957], 1975, p. 259). Ceci éclaire les discriminations positives en matière de tarification et de prix que l’on rencontre par exemple dans le commerce dit équitable, dans les systèmes d’échange local ou dans la finance éthique ou de partage.
La réciprocité se situe dans un tout social, et celui-ci suppose au préalable une fragmentation, une singularisation des êtres que la composition d’une totalité réunit. L’individualisation est nécessaire à la solidarité. Le « je » se définit par rapport à autrui et non par son indépendance aux autres. Il y a souci de l’autre. Il y a prise en charge d’autrui par chacun.
Karl POLANYI nous parle des sociétés du Sud où le principe de réciprocité a été découvert par des anthropologues. Il montre comment la distinction du principe de réciprocité de ceux de redistribution et de marché peut contribuer aujourd’hui à définir l’économie sociale et solidaire tant au Nord qu’au Sud. Deux apports nous paraissent ici essentiels pour comprendre les contraintes actuelles de son épanouissement. Le premier apport de cette définition est l’affirmation de l’interdépendance d’éléments différents dans un tout social pensé comme tel (et qui est donc radicalement différente de l’interdépendance subie d’éléments supposés égalisables par la logique de la valeur économique dans la commutation marchande). Le second apport à retenir est que si la réciprocité figure en situation de complémentarité du marché, elle se trouve en quelque sorte pervertie quand celui-ci est dominant. Ceci est illustré par les limites du commerce équitable, des monnaies locales ou celles du microcrédit (AUROI, SCHÜMPERLI YOUNOSSIAN, 2006 ; BLANC, 2006 ; SERVET, 2006). On doit aussi admettre que le principe de marché, même quand il apparaît hégémonique, est incapable de fonctionner de façon autonome et pérenne. Les solidarités nécessaires à une résilience de la société sont entre et au sein des territoires, entre sexes et entre générations, y compris avec les générations futures dans la perspective d’un développement socialement durable et physiquement soutenable. D’où de multiples séductions des idéologies néolibérales, dont l’économisme se situe aux antipodes de la solidarité, mais aussi, du fait même de cette nécessaire confusion, de réelles potentialités d’essor de pratiques solidaires permettant un sursaut d’humanité.
*Encastrement/Désencastrement:A la suite de Karl Polanyi, l’encastrement (embeddedness) désigne l’insertion de la sphère économique dans la sphère sociale ou, au contraire, durant tout le XIXè siècle, son autonomie. Pour Polanyi, dans La grande transformation, le désencastrement de l’économie intervient notamment lorsque sont créés des marchés du travail, de la monnaie et de la terre.
*Le socialisme participatif ou associasionniste
Dans une économie autogérée (voir par exemple Devine (2002) ou Schweickart (1995)), les travailleurs associés, en liaison avec la société civile et les pouvoirs publics, sont directement engagés dans la gestion des entreprises. Ils (elles) participent à l’élection des dirigeants de l’entreprise, et peuvent à tout moment demander la révocation des élus. Ils discutent des projets de l’entreprise, et se prononcent sur les décisions stratégiques. Ils ne sont toutefois pas les propriétaires du capital, pas plus qu’il n’y a de capitalistes privés pour apporter des capitaux. Ceux-ci doivent être empruntés à des organismes de crédit. Il n’y a donc pas de marché des titres de propriété: personne ne peut acheter, vendre ou posséder une entreprise où travaillent d’autres personnes (bien entendu, des exceptions peuvent être admises pour de petites entreprises). Il n’y a d’ailleurs pas non plus de salariat, ni de marché du travail: seulement des postes de travail entre lesquels peuvent circuler librement des travailleurs qui s’associent alors à des coopératives.
Car dans le socialisme participatif, l’autogestion réalise le vieux rêve de l’abolition du salariat. Comme le montrait Marx, un travailleur qui est embauché contre un salaire ne peut maîtriser ni son travail, ni son produit, ni son existence. Il doit se soumettre à des forces hétéronomes : la hiérarchie et (aujourd’hui surtout) le marché. Salariat signifie soumission (subordination en termes juridiques). Un producteur soumis ne peut être un citoyen libre.
Dans le régime d’autogestion caractéristique du socialisme participatif, au contraire, les travailleurs embauchent le capital: ils payent aux institutions de crédit un taux d’intérêt fixe pour le capital emprunté, et achètent les équipements et les matières nécessaires pour maintenir la capacité de production et vendre sur le marché. Le revenu de l’entreprise sert d’abord à rembourser les emprunts et à payer les impôts; le solde constitue la rémunération des travailleurs, répartie entre eux selon une échelle démocratiquement décidée. Le rapport capital-travail est ainsi renversé: les travailleurs s’approprient le surplus – moyennant l’obligation de respecter des règles d’ordre public par exemple sur le salaire minimum.
Dans ces conditions les principaux facteurs d’efficacité liés aux mécanismes marchands sont conservés: le libre choix des consommateurs, la concurrence des producteurs, leur motivation par la rémunération de leurs efforts. La différence avec le capitalisme est double: l’interdiction de l’autofinancement et de l’appropriation privée du capital, afin de socialiser les décisions d’investissement; l’interdiction d’embaucher de la main-d’oeuvre. Personne ne peut accumuler à titre privé des pouvoirs économiques exorbitants: les riches peuvent percevoir des intérêts sur leur patrimoine ou louer leurs châteaux, mais non utiliser leur richesse pour décider du sort de milliers de salariés. Quant à l’interdiction du salariat, elle signifie que, quand une entreprise recrute, elle doit donner aux nouveaux travailleurs le même statut qu’aux coopérateurs plus anciens; c’est-à-dire partager avec eux le pouvoir de décision (“ une personne, une voix ”) et le fruit du travail commun. L’égalité des statuts et des droits est un puissant stimulant au développement de l’implication et de la créativité de chacun.
*La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps
Trad. de l’anglais (États-Unis) par Maurice Angeno et Catherine Malamoud. Préface de Louis Dumont
Collection Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard
Parution : 02-02-1983
La «Grande Transformation», Polanyi le montre, c’est ce qui est arrivé au monde à travers la grande crise économique et politique des années 1930-1945 : la mort du libéralisme économique.
Apparu un siècle plus tôt avec la révolution industrielle, ce libéralisme était une puissante innovation du monde occidental, un cas unique dans l’histoire de l’humanité : jusque-là élément secondaire de la vie économique, le marché s’est rendu indépendant des autres fonctions et posé en élément autorégulateur.
L’innovation consistait essentiellement dans un mode de pensée. Pour la première fois, on se représentait une sorte particulière de phénomènes sociaux, les phénomènes économiques, comme séparés et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social – à commencer par la terre, le travail et l’argent – devait être soumis. On avait désocialisé l’économie ; la grande crise des années trente imposa au monde une resocialisation de l’économie.
Cette analyse du marché comme institution non naturelle suscite désormais un véritable regain d’intérêt dans un monde globalisé où le néolibéralisme est à son tour entré dans une crise dont on attend qu’il en résulte une nouvelle «grande transformation».
Les maîtres de la subversion
Au grand dam des productivistes…
Dès les Manuscrits de 1844, Marx définit la nature comme « le corps inorganique de l’homme » et critique l’aliénation qui arrache l’homme à sa condition corporelle. Il présente alors l’homme comme un être naturel équipé de facultés naturelles et définissait le communisme comme un « naturalisme pleinement développé ». Fortement impressionné par l’étude d’Engels sur La Situation de la classe ouvrière anglaise (1845) et par sa critique pionnière de l’urbanisation, des conditions sanitaires, de la question du logement, il voit dans la propriété privée le secret de cette aliénation, au point que « le besoin d’air pour lui-même soit nié en tant que besoin pour le travailleur ». De même, la rente foncière subordonne l’usage de la terre privatisée à la loi du marché. La privatisation de l’eau, demain peut-être celle de l’air (par le biais d’un marché des droits à polluer), a suivi depuis la même logique de confiscation et de privatisation du bien commun.
Une conclusion du jeune Marx, qui parcourt son œuvre comme un fil rouge, c’est l’importance de la séparation entre villes et campagne qui approfondit la division du travail en coupant le travail intellectuel de ses racines naturelles L’une des premières tâches du communisme serait donc l’abolition de cette opposition antagonique.
c’est parce que Marx et Engels ont autant insisté sur le dépassement de la contradiction entre ville et campagne, indispensable pour surmonter l’aliénation de l’humanité envers la nature, qu’ils furent poussés à poser la question écologique dans des termes dépassant aussi bien la société bourgeoise que les objectifs immédiats du mouvement prolétarien. Soucieux de ne pas retomber dans le piège d’un socialisme utopique proposant les plans achevés de la société future indépendamment de l’état du mouvement réel, ils n’en ont pas moins souligné – comme Fourier et certains autres utopistes – la nécessité de s’attaquer à l’aliénation de la nature pour créer une société durable. »
les trois piliers de l’écologie selon Marx
Bellamy Foster dans ses écrits dégage trois grands fondements de ce qu’il revendique comme « l’écologie de Marx ».
*Le premier vient de loin. Il trouverait son origine dans l’intérêt et dans la thèse doctorale de 1841 (Marx a alors 23 ans) sur le matérialisme non déterministe et anti-téléologique d’Épicure, auquel il reproche cependant de rester un matérialisme contemplatif. De là viennent, contre la métaphysique cartésienne, sa sympathie envers Gassendi et son attention constante aux questions de la contingence, de l’événement, et de la liberté déterminée de l’agir.
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*Le second pivot de l’écologie de Marx résiderait dans l’importance que prend au fil de ses travaux (et notamment dans Le Capital), le concept de « métabolisme » (Stoffwechsel) emprunté à Julius Liebig, dont la Chimie agricole date de 1840 et la Chimie animale de 1842. Le métabolisme définit chez Marx le procès de travail comme procès d’échange organique entre l’homme et la nature. Les rapports capitalistes de production provoquent dans ce procès une rupture dont la scission entre ville et campagne est l’expression. Selon Tim Hayward, la notion de métabolisme socioécologique chez Marx « saisit les aspects fondamentaux de l’existence humaine, intégrant les échanges matériels et énergétiques entre les êtres humains et leur environnement naturel. Ce métabolisme est régulé du côté de la nature par les lois naturelles qui gouvernent les différents processus physiques impliqués, et, du côté de la société, par les normes institutionnalisées qui gouvernent la division du travail, la répartition de richesse, etc. ». L’adoption de ce concept préparerait une assimilation des questions de l’énergie et ouvrirait ainsi la voie à l’écologie quantitative.
Dès son arrivée en Angleterre, en 1851, Marx s’est penché sur les études de James Anderson sur les lois sur le blé. Il s’est passionné pour celles de Liebig sur la deuxième révolution agraire (celle de la mécanisation et des fertilisants), qui annoncent la dégradation des sols et la déforestation sous le triple effet d’une demande de fertilité croissante, d’une quantification abstraite de la production, et d’une rationalisation ravageuse de l’économie marchande. Il en a acquis la conviction que la croissance liée à l’agriculture capitaliste intensive n’est pas « soutenable » – pour employer un terme actuel. L’introduction de Liebig à la réédition de 1862 renforça ce diagnostic. Le célèbre chimiste envisageait en effet ni plus ni moins que la ruine de l’agriculture. Il réclamait de toute urgence « une restauration des éléments constitutifs des sols ». Cette mise en alerte a exercé une influence évidente sur la rédaction en cours du livre I du Capital.
La production capitaliste concentre la population dans de grands centres urbains avec une double conséquence. D’une part, elle concentre les forces historiques motrices de la société et d’autre part elle détraque l’interaction métabolique entre l’humanité et la terre ; elle empêche, autrement dit, le retour à la terre de ses éléments nutritifs constituants […]. Tout progrès dans l’agriculture capitaliste devient ainsi un progrès dans l’art, non seulement de dépouiller le travailleur, mais de spolier le sol ; tout progrès qui accroît la fertilité du sol pour une durée déterminée est aussi un progrès qui ruine ses sources à plus long terme. Ainsi, la production capitaliste ne développe la technique et ne contribue au procès social de production qu’en minant simultanément les sources originelles de toute richesse : le sol et le travailleur. » Tel est bien le résultat de « l’exploitation capitaliste » du sol, qui réduit la terre au statut de marchandise négociable et détraque le « procès régulateur » du métabolisme.
*Enfin, le troisième pilier de « l’écologie de Marx » résiderait dans son ouverture à la problématique du développement durable. Car il ne conçoit pas la critique de l’économie politique – comme ce fut trop souvent le cas de la part de ses lecteurs pressés ou ignorants – du seul point de vue de la production (correspondant au livre I du Capital) mais bien du point de vue du plan général du Capital et notamment de la « reproduction d’ensemble » (qui fait l’objet du livre III). En effet, son analyse du « métabolisme détraqué » entre l’homme et son environnement conduit logiquement, affirme Bellamy Foster, à se préoccuper des conditions de développement soutenable (sustainable), et notamment de la question – soulignée par Engels dès La Situation de la classe ouvrière anglaise – du retour à la terre de ses éléments nutritifs, à commencer par les excréments et les déjections naturelles. Marx soulève ainsi le problème des conditions de reproduction requises par « la chaîne des générations humaines », qui exigent désormais un rapport conscient et rationnel à la terre, si l’on veut contrecarrer les dégâts causés par un usage aveugle de la technique soumise à une logique capitaliste de profit à courte vue. Le rôle que jouent aujourd’hui les grands semenciers comme Monsanto ou Novartis dans le développement des organismes génétiquement modifiés confirme ce diagnostic de manière éclatante.
Marx a chercher à nous introduire à une écologie matérialiste et dialectique.
La thèse de Polagnyi
Polanyi est connu pour son concept de marché autorégulateur. La thèse de Polanyi qui se détache de plusieurs de ces essais consiste à démontrer que l’émergence d’un marché autorégulateur à la fin du XVIIIème siècle, et durant tout le XIXème siècle, constitue une radicale nouveauté dans l’histoire de l’homme. Pour Polanyi, en effet jusqu’à cette expérience qui naît en Angleterre au moment de la Révolution industrielle, l’économie a toujours été contenue dans les structures sociales, insérée dans un ensemble d’institutions qui l’encadre et détermine son mode de fonctionnement.
l’émergence de ce que Marx qualifiera de capitalisme suppose une inversion de ce rapport : l’économie s’autonomise puis domine et dirige la société, lui donnant à son tour son mode de fonctionnement et ses règles. Cela se passe, rappelle Polanyi, dans le cadre de la marchandisation fictive de trois piliers de la vie sociale artificiellement soumis aux règles marchandes : le travail, les ressources naturelles et la monnaie de crédit. « Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises : en ce qui les concerne le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit est carrément faux » (Polanyi 1983 : 107-109). Ils doivent pourtant être traités comme tels pour satisfaire les besoins de fonctionnement et d’accumulation du capital productif (Postel et Sobel 2008, 2010). La confusion entre cette place singulière qu’occupe l’économie dans le capitalisme et l’identification du fait économique en général est, selon Polanyi, à l’origine de l’une des plus graves confusions intellectuelles qui soit, entre l’économie formelle et l’économie substantive.
C’est de cette confusion que traite la première partie des Essais. L’économie formelle, rappelle Polanyi dans un des premiers essais ici republié (53-79), se comprend comme l’étude du choix efficace des moyens alternatifs en vue de la réalisation d’objectifs donnés dans un contexte de rareté. Autrement dit, l’économie formelle se confond avec le fait d’être économe, d’obtenir le plus par le moins, d’être, au sens instrumental, « rationnel ». Elle s’érige ainsi en science de la rationalité. Pourtant, toutes les actions économiques ne sont pas rationnelles et certaines actions rationnelles ne relèvent pas intrinsèquement de l’économie. Elles ne relèvent pas en tout cas de l’économie en tant qu’ensemble des activités de production et d’échange. La définition de l’économie formelle ne correspond donc en rien à celle de l’économie « substantive », à savoir le « procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement, qui se traduit par la fourniture continue de moyens matériels permettant la satisfaction des besoins » que défend Polanyi.
En fait ces deux définitions visent deux choses tout à fait différentes qui coexistent fortuitement dans une économie capitaliste fondée sur le marché autorégulateur. En effet, l’agent économique marchand se contente d’être rationnel, lorsque l’économie correspond au périmètre marchand d’un univers fondé exclusivement sur la libre concurrence et la loi de l’offre et de la demande, dans ce cas, et seulement dans ce cas, étudier l’économie « substantive » revient à se faire spécialiste du choix rationnel. Mais cette superposition est doublement fautive. Elle n’a, tout d’abord, aucune légitimité historique ni géographique, comme le montrent les nombreux travaux de Polanyi dans ce domaine (49-281). L’économique existe dans toute société humaine et constitue même l’une des premières questions qu’une collectivité doit résoudre, mais elle ne prend pas systématiquement la forme d’un marché autorégulateur qui s’autonomise. La validité de l’économie formelle est donc restreinte au système capitaliste et ne dispose d’aucune extériorité par rapport à lui. Qui plus est, elle « essentialise » un système économique qui, précisément, n’est pas viable : le système de marché autorégulateur, littéralement, dissout la société. En effet ce « désencastrement » de l’économique vis-à-vis du social, uniquement repérable depuis une posture d’économiste « substantiviste », mettrait selon Polanyi la société en péril.
Cette menace sociale que porte en lui le principe de marché autorégulateur est longuement étudiée par Polanyi dans la seconde partie des Essais. Polanyi y souligne en particulier un phénomène rarement analysé : l’étroite relation entre le libéralisme, une certaine dislocation sociale liée à la poussée de l’individualisme, et le fascisme. L’analyse de ce phénomène n’est pas secondaire. Elle est au cœur des préoccupations de Polanyi, traumatisé par le fascisme et arc-bouté dans la volonté de comprendre la mécanique qui a pu mener les sociétés occidentales les plus cultivées à s’y abîmer.Question précédemment abordée par théodor Adorno en 1920-1940, » Les théories du fascisme »
l’écologie selon Polagnyi
Selon Polagnyi « Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature inextricablement entrelacé dans les institutions de l’homme. Le plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l’isoler et d’en faire un marché [ …] cela a été une conception vitale de la conception utopique d’une économie de marché ».
La catastrophe nucléaire japonaise de cette année 2011 accroîtra les contraintes pesant sur ce qui a constitué, longtemps, un facteur crucial de légitimation du capitalisme : la croissance. Il se peut que l’idéologie économique perde de sa capacité à organiser le réel. Dès 2008, dans le sillage de travaux nombreux, F. Neyrat nous avertissait de ce que la notion de « risque », cœur de l’économie contemporaine, était impuissante à appréhender les déterminations catastrophiques de notre monde, où l’interdépendance croissante entre économie et écosystème vide de sens la notion de « risque naturel ». Au minimum, admettons que le risque, qui compte pour l’économie et la société, est absolument non probabilisable : ceci est le cauchemar de la science économique encore dominante. C’est la fin de la logique assurantielle, pivot de l’orthodoxie en économie et de nombres d’institutions économiques, laquelle peut être masquée par une socialisation croissante des coûts privés.
Deux évolutions sont possibles. Nous pouvons persévérer dans la logique létale de la société de marché ou de ses fausses alternatives, que sont les « capitalismes politiques » à la chinoise ou à l’iranienne. Nous devons d’ailleurs être conscients que la célébration de l’identité, via une habile mobilisation des mécanismes de réciprocité, peut être un avantage pour assurer la perpétuation de la société de marché. Si la revendication de certains modes de vie constitue parfois un obstacle dressé contre certaines extensions du Capital, il n’en reste pas moins que, faute d’une alternative politique globale, la politique de l’enracinement, la création de communautés, peut se substituer aux interventions de l’Etat pour ce qui est de la stabilité sociale. Le néolibéralisme trouve ainsi un allié aussi inattendu que solide dans ces « formes d’appartenance à des communautés organiques définies à partir de la parenté, de l’ethnicité et de la religion ». L’idéologie du capitalisme mondial est une foire aux identités aux vertus bien conservatrices, ce que ne comprennent pas certains contestataires médiatiques de la société de marché.
Mais, bien loin du projet néolibéral et de ses alliés identitaires ou religieux, voire de ses opposants qui ne font que revisiter les formes du vieux fascisme européen, nous pourrions nous saisir de la réalité des catastrophes pour redonner, comme l’a soutenu justement L. Loty, aux fictions utopiques leurs capacités à susciter une imagination alter-réaliste, contre l’optimisme libéral qui nous fait accroire que le monde actuel est le meilleur des mondes. D’une certaine façon, il serait ainsi possible de quitter nos temps postmodernes pour aller vers une altermodernité. F. Jameson a justement caractérisé notre époque finissante « comme celle du déclin de notre historicité, de notre capacité vécue à faire activement l’apprentissage de l’histoire ». Le domaine esthétique est sans doute celui qui avait le plus exprimé ce moment historique, « dépression mélancolique » selon N. Bourriaud, liée au travail de deuil de l’idéologie des progrès techniques, politiques et culturels.
Cet auteur soutient également qu’une altermodernité travaillerait déjà le champ esthétique où, après la si postmoderne assignation aux origines, expression de l’idéologie de la fin des idéologies, viendrait le temps d’un « espace déhiérarchisé, celui d’une culture mondialisée et préoccupée par de nouvelles synthèses ». Ne pas renoncer à l’approfondissement d’une culture commune à l’échelle du globe, ce qui est un acquis positif des tendances récentes de la civilisation, tout en refusant les logiques d’assignation, les injonctions à l’authenticité, pourrait être un constituant d’une vie bonne pour ce XXIième siècle. Seule cette conception de la vie, qui pose la question de savoir ce que nous avons envie d’être, pourrait nous permettre de ne pas fuir dans l’avoir, qu’offre l’idéologie économique mortifère. Or, la crise du capitalisme mondialisé et le choc écologique sont justement des faits majeurs susceptibles de réveiller la politique, c’est-à-dire ipso facto de nous rétablir dans l’historicité, de traduire l’exigence de la vie bonne pour aujourd’hui. On l’aura compris : ce rétablissement ne pourra pas être un retour à l’identique, l’altermodernité n’est pas une néomodernité.
Polanyi, en son temps, avait déjà mis en question la modernité libérale, d’où était issue l’« impasse fasciste ». Plus tard, il a opposé la nécessité de l’habitation raisonnée du monde à l’amélioration pourvoyeuse de profit, intitulant un chapitre de la Grande Transformation, « Le marché et la nature », qui se finissait ainsi : « On ne peut séparer nettement les dangers qui menacent l’homme de ceux qui menacent la nature ». La crise de la modernité ne mettait donc pas en cause un seul projet humain (la démocratie sociale contre la société de marché) mais, peut-être, le monde lui-même au-delà de l’homme ? La question ici n’était plus de vivre mais de survivre, suite au productivisme impliqué par le Grand Marché. Près de cinquante ans après la mort de Polanyi, ne serait-il pas temps de prendre au sérieux ces questions, même si, en Occident, nous avons cru, un peu vite, que notre vie postmoderne impliquait un mode de vie postindustriel?
L’homme s’est émancipé par rapport à la nature grâce à la raison selon Horkheimer
Issue de l’école de Francfort, Horkheimer domine la phase classique de la théorie critique. La recherche est alors pluridisciplinaire et réunit des philosophes, des psychologues, des historiens, des esthéticiens, des économistes etc. Tous partagent l’idéal révolutionnaire d’une société fondée sur la raison et la liberté. Le projet de l’Ecole est d’évaluer de façon critique la société en la confrontant aux idéaux de la raison universelle. Mais s’ils croient dans un premier temps à une marche progressive de l’histoire, l’exil américain et la guerre froide font évoluer la théorie dans un sens opposé. La défaite du fascisme n’est pas due à une révolution mais à la guerre. Le communisme qui se prétendait le triomphe de la raison dans l’histoire a pris la forme négative d’une société liberticide. Bref, tous les espoirs mis dans les progrès de la raison depuis la philosophie des Lumières sont démentis par l’histoire. Le capitalisme montre de plus une force d’intégration quasi infinie. L’évolution du monde mène à une totalité close, un « monde administré » et l’histoire s’achève lorsque toute pensée de résistance est éliminée. Voilà, en tout cas, ce que semblent anticiper fascisme et terreur stalinienne. Dénoncer le principe de domination aveugle du capitalisme est la forme authentique de la pratique et a une véritable force. Seules les idées de la métaphysique, de la religion, de la morale peuvent apporter quelques lumières dans le monde. L’homme s’est émancipé par rapport à la nature grâce à la raison mais au prix d’une régression : avec le fascisme, la domination de la nature est devenue une domination de l’homme sur l’homme. La raison qui était progressiste est devenue instrumentale. La Raison a donc une double face : la philosophie des Lumières est aussi la vision du monde propre à la bourgeoisie émergente. La raison peut à la fois rendre possible un monde rationnel délivré de la misère et de la violence mais elle permet aussi de mettre en œuvre des techniques les plus élaborées d’extermination (Auschwitz, Hiroshima)
Cornélius Castoriadis
Appartenant à la IVe Internationale socialiste Cornélius Castoriadis nous dit qu’il ne peut pas y avoir de vie sociale qui n’accorde une importance centrale à l’environnement dans lequel elle se déroule. l’écologie peut très bien être intégrée dans une idéologie néo-fasciste. Face à une catastrophe écologique mondiale, par exemple, on voit très bien des régimes autoritaires imposant des restrictions draconiennes à une population affolée et apathique. L’écologie correctement conçue ne fait pas de la nature une divinité. La religion projetait sur les puissances divines des attributs essentiellement anthropocentriques, et c’est précisément en cela qu’elle donnait sens à tout ce qui est. Mais en même temps elle rappelait à l’homme sa limitation, elle lui rappelait que l’Etre est insondable et non maîtrisable. Or une écologie intégrée dans un projet politique d’autonomie doit à la fois indiquer cette limitation de l’homme, et lui rappeler que l’Etre n’a pas de sens, que c’est nous qui créons le sens à nos risques et périls. L’écologie est subversive car elle remet en question l’imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central selon lequel notre destin est d’augmenter sans cesse la production et la consommation.
Le point de départ de la réflexion d’Adorno consiste à essayer de penser Auschwitz alors même que la Shoah était à l’époque l’objet de silence. On refuse de voir l’insupportable horreur. Adorno, lui, y voit une rupture de civilisation dont il faut tirer toutes les conséquences et les enseignements historiques. Il s’agit de montrer que le nazisme n’est pas une chute de la civilisation dans la barbarie mais au contraire une conséquence d’une certaine forme de civilisation fondée sur le principe de la raison toute positive.
»Ecrire un poème après Auschwitz est barbare ». Pour le dire autrement, on ne peut chercher l’oubli dans de fausses consolations lyriques. L’art se doit désormais de « faire écho à l’horreur extrême »
L’art est, pour Adorno, fondamentalement politique. L’œuvre d’art possède une puissance critique, une force de protestation qu’aucun pouvoir politique ne peut empêcher. Toute œuvre d’art est « a priori polémique »
Issue de l’école de Francfort encore, Walter Bendix Schönflies Benjamin est né le 15 juillet 1892 à Berlin
L’aspect le plus connu de la philosophie de Benjamin concerne aussi sa réflexion sur l’art. On a en particulier retenu la notion d’aura, introduite dans L’œuvre d’art à l’époque de la reproduction mécanisée, notion qui caractérise la spécificité de l’œuvre d’art. L’aura est définie comme « l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il » L’aura participe du sacré et la valeur de l’objet d’art en Occident est liée au caractère unique de l’original, caractère qui lui confère une forme d’autorité, au point même que l’exposition de l’œuvre devient superflue. Benjamin cite le cas de certaines sculptures des cathédrales gothiques invisibles lorsqu’on les regarde du sol. Ainsi le beau a affaire au religieux et d’ailleurs, à partir du XVIII° siècle le rituel lié au beau se substitue au rituel religieux. Une véritable théologie de l’art se manifeste notamment sous l’aspect de la théorie de « l’art pour l’art »
Or la reproductibilité technique va avoir pour conséquence la perte de l’aura. La copie a une autonomie vis-à-vis de l’original. Elle permet en plaçant l’œuvre dans un nouveau contexte des changements de point de vue. La copie est sortie de tout contexte historique, spatial et l’œuvre devient un objet commercial. L’art se désacralise, perd sa dignité et sa magie. Le poète perd son auréole. C’est le déclin de l’aura
. Mais une nouvelle conception de l’art peut se faire jour et la culture de masse a des aspects positifs. Benjamin réfléchit sur la photographie et le cinéma pour explorer les fondements d’un art capable de donner prise sur le monde. Le cinéma est l’art moderne par excellence, antidote des angoisses engendrées par la violence du capitalisme. A l’aura peut alors se substituer la trace, apparition multiple d’un proche, aussi lointain soit-il. « Dans la trace, nous nous saisissons de la chose, dans l’aura elle s’empare de nous ». Cela revient à politiser l’art (alors que le fascisme restitue la vieille magie et tente d’esthétiser la politique) « Au temps d’Homère, l’Humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle (…) Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme, le communisme y répond par la politisation de l’art »
Herbert Marcuse
Issue de l’école de Francfort toujours, Marcuse consacre sa thèse de doctorat à l’ontologie de Hegel. L’être est avant tout devenir d’après sa lecture de la Phénoménologie de l’Esprit et il faut donc concevoir l’être humain dans sa dimension historique.
Dans Raison et Révolution, Marcuse voit la portée potentiellement subversive de Hegel : entre la réalité telle que nous la vivons et la vérité de l’être (la réalité telle que l’esprit devrait la saisir) existe un fossé quasi infranchissable. Cette barrière aliénante trouve son origine dans l’appropriation de la nature. Il s’agit de franchir cette barrière et voilà pourquoi la Raison est potentiellement révolutionnaire à condition de se dégager de l’idéalisme hégélien. C’est là qu’intervient le marxisme qui constitue, pour Marcuse, la solution.
Pourquoi les masses, malgré la conscience de leur exploitation, adhèrent-elles à un système autoritaire ? Freud a montré que la civilisation est fondamentalement répressive, qu’elle refoule les pulsions : au principe de plaisir se substitue le principe de réalité. Si un tel refoulement est inévitable (quelle que soit la société considérée), l’appropriation privée des moyens de production introduit un élément nouveau : le principe de rendement nécessaire à l’accumulation du capital impose une surrépression. Face à un pouvoir dépersonnalisé contre lequel il ne peut se révolter l’individu se culpabilise, ce qui l’entraîne à intérioriser les valeurs de la classe dominante et à désirer dans un processus masochiste un ordre social autoritaire.
Cette conception marxiste-freudienne s’oppose à la pratique bourgeoise de la psychanalyse. Cette dernière vise à réintégrer l’individu en souffrance dans le cadre social alors que Marcuse considère, au contraire, que la libération pulsionnelle réaffirmant le principe de plaisir est centrale dans la transformation des rapports sociaux.
pour Marcuse le « travail artistique » est une libération, dans le sens où les pulsions n’y sont pas canalisées dans le but de servir la société. Il s’agit aussi de redonner son importance à l’imaginaire (espace protégé des tourments externes, il reste fondamental dans notre psychisme, notamment pour lier les couches de l’inconscient), dans le but d’écarter le travail de la sphère de la nécessité (pour que l’individu n’agisse plus dans l’angoisse). Marcuse reprend dans cette optique de désublimation non-répressive du travail et de revalorisation de l’imaginaire, la pensée nietzschéenne et schillérienne : pour une « liberté de jouer.» Il rappelle que la réalité devrait perdre de son caractère sérieux, pour donner plus de liberté à l’individu d’exploiter son potentiel imaginatif. Nous perdrions par là même de notre gravité face à la mort proportionnellement à la perte du caractère sérieux de la réalité

















